Tout mur est une porte. Emerson

jeudi 11 août 2016

Kroh ! les femmes ont déserté la maison de Y.Traoré: Un Amour de Sya





Yacouba Traoré, auteur de Gassé Galo et Bonsoir et Merci de nous suivre,  deux récits qui entremêlent ses souvenirs de journaliste télé et des enseignements sur le métier où l’on sentait affleurer le romancier, a sauté le pas et est entré en fiction avec un premier roman intitulé Kroh ! les Femmes ont déserté la maison. Publié aux Editions Ceprodis en cette année 2016, c’est une déclaration d’amour à  Bobo et à ses amazones.

A travers l’histoire de Rihanata, une adolescente contrainte de  quitter le Ghana pour venir poursuivre ses études chez son oncle à Bobo Dioulasso, Yacouba Troré ressuscite Bobo des années d’avant la 
Révolution d’août avec ses vieux quartiers et surtout les us et coutumes à travers les mariages et leurs cérémonials rigides, ses griots pris en tenaille entre les valeurs du passé et les rudesses du présent et ses adolescentes au caractère bien trempé et à la langue bien pendue.
 Kroh ! est un instantané d’une ville qui tente un jeu d’équilibriste pour rester dans le vieux monde tandis que le nouveau l’aspire avant une grande force. Ce livre est un Polaroïd de Sya dont les couleurs se sont un peu estompées avec le temps mais dont on devine l’architecture dans les contours sépia.

Toutefois, bien que le roman s’ancre dans un Bobo des années 70 (nous le croyons), l’auteur rompt avec le réalisme du roman burkinabè et construit un univers panthéiste où les êtres et les choses sont des personnages qui interagissent et communiquent. Le réalisme magique. C’est bien une tourterelle qui annonce l’arrivée de Rihanata, ce sont des silures sacrées qui dressent un cordon de sécurité autour d’un personnage agressé. C’est aussi la lune qui patrouille la nuit et décide de la sanction à infliger à l’indélicat et désigne ses bourreaux ! Ici un vent vicieux folâtre dans les pagnes des dames et là, le soleil provocateur envoie des flèches sur les crânes dégarnis. Ce roman est un immense poème païen de l’unicité du monde.

Mais le vaste chant au monde n’empêche pas le narrateur de promener un regard plein d’ironie sur les hommes. L’auteur a l’art du portrait incisif et caricatural. Il croque une galerie de personnages inoubliables avec un sens du détail qui détonne et du mot qui fait mouche. Que ce soit le taxi, l’inénarrable griot ou le délégué du Lycée Ouezzin, il naît sous sa plume  des personnages désopilants.

Il faut dire que l’auteur travaille bien sa prose. Il quête la métaphore, recherche la phrase ample et chatoyante,  passe les mots l’étamine avant de les coucher sur la feuille comme des pépites. C’est un exercice de style qui s’apparente à de l’orpaillage et qui montre que l’auteur est un redoutable bretteur de la langue mais qui, à notre sens, ne sert pas toujours le récit.  Ainsi la métaphore filée sur le zébu agonisant pour évoquer l'entrée du train Gazelle en gare qui ouvre le roman et dont la saisie est difficile, n’est pas le meilleur moyen de faire franchir le seuil d’un roman à un lecteur. Serait-ce une coquetterie du journaliste télé qui tient à montrer que contrairement à l’idée répandue, les journalistes du petit écran sont capables de se départir du style télégraphique de ce média pour être de vrais littérateurs. Certainement !

Un roman anthropophage culturel 

Ce roman révèle que l’auteur est un grand lecteur doublé d’un mélomane éclectique. Michel Foucault disait que la littérature commence quand le livre n’est plus l’espace où la parole prend figure, mais le lieu où les livres sont tous repris et consumés. Ce roman est un palimpseste où s’inscrivent les grands musiciens des années 70 de la chanson française, de la pop et de la rumba congolaise ainsi que des romans de la littérature monde. Kalala, Bad Co, Malko comme surnoms de certains personnages et des comparaisons avec Sylvie Vartan, Françoise Hardy, Tina Turner  montre un auteur mélomane. En outre, ce roman oscille entre le roman à thèse avec les discussions entre l’héroïne et sa tante ou avec Bakoroba, le chef de Dioulassoba. De longs dialogues mâtinés de philosophie et de théosophie  font penser aux dialogues fleuves de l’Aventure ambiguë de Cheick Hamidou Kane et  à La Condition humaine de Malraux. Ahmadou Kourouma aussi pointe du nez avec des injures en langue et des malinkismes. Même Gérard de Villiers se retrouve dans la description de la plastique des femmes.

Ce sont d’ailleurs les femmes qui sont les héroïnes de ce roman. Si elles ont déserté la maison, c’est parce qu’elles ne veulent plus être confinées au harem d’un polygame, elles prennent les rênes de leur destin. Comme Rihanata, elles refusent d’être des objets entre les mains des hommes, soient-ils leurs géniteurs, elles n’offrent plus leur hymen à l’époux et elles poussent jusqu’à l’absurde les règles pour montrer leur inadéquation avec l’époque.

Kroh est aussi un hymne à l’interculturalité et à la multicuturalité. En ce moment où les politiques de décentralisation mal comprises ont exacerbé les replis identitaires et semer les graines de la division, mettre en scène une famille Nacanabo  vivant à Dioulassoba et dont l’une des filles se bat pour sauvegarder le Dafra et ses silures sacrés n’est pas gratuit.  C’est une fiction pour dire qu’il n’y a pas d’étrangers à Bobo, juste des amis qui ne se sont pas encore retrouvés. Et ce roman se verrait bien comme le lieu de retrouvailles des amis et des fils de Bobo.

Voilà enfin un premier roman qui ne tombe pas dans le piège courant des primipares de  vouloir tout embrasser, il pêche, s’il fallait absolument lui trouver un défaut, par parcimonie : il s’attache trop à Rihanata et à son sillage immédiat de sorte que le contexte historique ou politique n’est pas développé. Ici on sent que l’auteur est un journaliste et reporter télé, son narrateur porte une camera à l’épaule et filme le personnage principal. Là où elle n’est pas, le narrateur ne s'y trouve  pas non plus. Pour rester dans le langage de l’image, on dira que le plan général est l’image manquante de ce premier roman. 

Pourtant le lecteur  aurait aimé que le narrateur plantât Rihanata quelquefois et allât se perdre dans les tréfonds de la ville pour nous faire sentir son haleine faite de l’encens envoûtant de ses dames, de l’odeur enivrant de la bière de mil des gargotes de Bolmakoté, les effluves du thé à la mente des grins et de maints autres parfums qui lui donne  sa fragrance unique tout à la fois de village éternel  et de cité cosmopolite. 

Gageons que le prochain roman le fera car il est évident que Yacouba Traoré est tombé en littérature et il n’est pas près d’en sortir.Pour le grand bonheur des lecteurs. En attendant, immergez-vous dans Kroh,… pour sentir pulser le souffle  enivrant de Sya la Belle et  suivre les pérégrinations de Rihanata dans la cité des silures, une rebelle sans cause qui trouvera au Pays de ses pères le sens de l’engagement citoyen et le sens de sa vie.

jeudi 7 juillet 2016

Théâtre : Baabou Roi d’Aristide Tarnagda au Cito


 
Baabou Roi (Hyacinthe Kabre) au centre, entouré de sa cour
 Sur un drame drôlatique de Wole Soyinka, Aristide Tarnagda crée un spectacle fort. Sur un rythme survolté, 26 comédiens font rire aux larmes en nous faisant vivre le rise and fall d’un Ubu africain. Plongée au cœur des intrigues de palais et dérives du pouvoir sur un mode farcesque.

Disons-le tout de go : cette pièce réconcilie le Cito avec les amateurs de grand théâtre qui étaient lassés des petites créations peu ambitieuses. Baabu Roi est vraiment la création majeure de cet espace en cette année2016. Avec Baabou Roi créé en 2001, le prix Nobel de littérature nigérian Wolé Soyinka poursuit sa dénonciation des dictatures. C’est l’histoire de Basha Bash, un soldat benêt que son ambitieuse et cupide femme, Maariya, pousse à renverser le Général Potiprout pour prendre le pouvoir.
Il se proclame roi Baabou (rien en Yorouba) et fait de son pays le Gouatou, une monarchie. Et commence alors une chevauchée sanglante pleine de bruit et de fureur qui va s’achever par la mort du roi, celui-ci ayant succombé à une overdose de rhinodisiaque. Un parcours fulgurant qui continue un cycle de violences politiques sans le clore…

Tout en optant pour la fidélité  au texte, Aristide Tarnagda propose  une mise en scène intelligente et austère, virevoltante qui rend magistralement  la folie, le grotesque et l’absurde de cette pièce ou meurtres entre amis, mensonges, gabegie, népotisme et prédation sont poussés au paroxysme. Pendant deux heures d’horloge, il promène sa trentaine de comédiens sur scène avec une maestria de général d’armée.  

Avec cette mise en scène, Artistide Tarnagda confirme qu’il est aussi bon dramaturge que metteur en scène. Au Burkina, on a vu ses mises en espace réussies de textes contemporains avec des personnages peu nombreux. Avec ce texte « classique » et cette pléthore de comédiens, on était dans l’expectative.
Il court une idée (reçue ?) selon laquelle ceux qui dirigent bien peu de comédiens auraient du mal avec une foule de comédiens. Comme si un droitier ne peut être que malhabile avec sa gauche. Pourtant on découvre ici un metteur en scène ambidextre. Comme un magicien, il  fait surgir une foule sur scène et la fait disparaître comme un corps volatil.

La First lady Maariya (Safoura Kaboré)
D’immenses comédiens portent cette farce hénaurme. D’abord Hyacinthe Kabré qui met son physique de géant au service de Baabou Roi, ramenant à notre souvenir des figures telles Eyadema ou Amin Dada. Et il y a Soufoura Kaboré dont l’interprétation du rôle de  Maariya restera dans les annales. Cette comédienne, au physique d’éternelle Lolita compose une First lady qui serait un croisement entre l’ambition de Lady Macbeth et  la cupidité de Mère Ubu avec tellement de vérité qu’elle s’exhausse au-dessus de tous les comédiens. Quant à Lamine Diarra, il distille un jeu minimaliste tout en économie et finesse, un jeu à l’opposé de l’exagération générale de ses comparses, ce qui donne du relief à Potiprout.   
D’où la frustration légitime des spectateurs quand après une performance de 2 heures, ces comédiens sont congédiés dans les coulisses sans être présentés au public pendant que le présentateur s’égosille sur des banalités autour de la pièce.





Le public rit beaucoup pendant ces deux heures. A cause du comique du texte qui met en œuvre une novlangue faite d’emprunts à Ubu Roi dont il se veut une réécriture, à Lady Macbeth et à Jules César de Shakespeare, et truffée de néologismes et de contrepèteries. On devine que Wole Soyinka l’a écrite dans une transe jubilatoire, utilisant l’art pour dénoncer les dictatures au Nigéria et du même coup se payer la tête de Sani Abacha : les similitudes entre Basha Bash et cet homme politique qui a contraint l’auteur à l’exil sont évidentes : d’abord  la proximité des noms et ensuite  leur mort.

Cette mise en scène réussit par l’usage du moore et par des clins d’œil à l’actualité nationale à mettre ce drame ubuesque en raccord avec l’histoire politique du pays des hommes intègres. Comment ne pas penser à la Transition après que Basha Bash s’est débarrassé du treillis pour un Faso Danfani et à la concussion de la société civile. Des officiers avaient rapidement remisé leur treillis du RSP au placard pour le costume en cotonnade pendant cette période.

Il serait cependant erroné de lire cette pièce comme une tragi-comédie africaine tant son universalité ne fait pas de doute. Donald Trump n’est-il pas le Cousin d’Amérique de Basha Bash de par ses excès, sa démagogie et sa vision très étriquée du monde ? Baabou Roi est à l’affiche au Cito jusqu’au 16 juillet 2016. Courez-y.

jeudi 30 juin 2016

André Sanou & André Sanou Jr: Le Peintre et son Double.



  Tous deux portent le même nom et prénom : Sanou André. Ils ont le même jour et mois  de naissance mais pas la même année et sont tous deux peintres. En plus, il est quasi impossible de faire la différence entre leurs tableaux tant ceux-ci se ressemblent. Une énigme dans le monde des arts plastiques du Burkina.

Un André Sanou peintre peut bien en cacher un autre. A Bobo, ils sont deux. Et cela n’est pas sans embarrasser les amateurs d’arts plastiques. On se croirait dans une nouvelle de Yasushi Inoue qui porte sur  un peintre célèbre dont le narrateur découvre le double dans l’ombre : deux peintres, une même signature !
Ici nous somme dans le réel. 

Tableau d'André Sanou (l'aîné)
Il y a Sanou André, l’aîné, bien connu dans le paysage artistique burkinabè depuis les années 90.
 Peintre autodidacte  au grand talent, il compose des tableaux abstraits d’une grande puissance.  Travaillant essentiellement avec des pigments naturels tirés des plantes de son terroir et de  la terre latéritique de Bobo Dioulasso, la ville de sa naissance, il peint des grandes toiles qui puisent dans le patrimoine  africain et principalement l’écriture des masques bobo.Ses toiles  utilisent une palette de rouge, de noir et de gris et sont tellement fignolés et truffés de symboles géométriques pris sur les masques qu’ils donnent l’impression de bouger. Une illusion optique qui les rapproche de l’art cinétique. Il a connu la consécration en obtenant le GPNAL en 1999. Ensuite  il fera un séjour en  France avant de revenir à Bobo.

L’autre André Sanou, le jeune, a travaillé avec l’aîné. Il en était une sorte d’apprenti pendant quelques années. Ils ont même peint ensemble. L’aîné donnait les orientations, couchait les grandes lignes sur la toile et laissait le soin au jeune artiste d’achever le travail. Ce qui se fait dans tous les ateliers de peintres.

Tableau d'André Sanou Junior
Après le départ d’André Sanou en France, le jeune a continué à peintre et à signer Sanou André. Son travail révèle  un artiste très doué dans le dessin et qui conçoit des toiles très fignolées. Il sera plusieurs fois lauréat à la Semaine nationale de la culture (SNC). Plus tard, il signera  André Sanou Junior pour se démarquer de son aîné mais la confusion demeure. Ses tableaux et ceux de son homonymes se ressemblent comme des jumeaux monozygotes et donc difficilement identifiables. D’autant plus difficile qu’ils utilisent les mêmes pigments, puisent dans le même patrimoine et peignent parfois des  sujets identiques. Chacun d’eux a par exemple une toile figurative représentant un trompettiste de jazz !

Beaucoup de connaisseurs du travail d’André Sanou se sont trompés pendant la dernière SNC car ils ont cru que la  toile lauréate en peinture était de lui. C’est pourtant André Junior qui l’a signée. Toutefois à y regarder de plus près, on sent que le jeune peintre a des toiles plus surchargées et moins ajourés dénotant d’un déséquilibre dans les contrastes. Ce qui ne se retrouve pas dans les tableaux de l’aîné.

Il serait facile de déclarer que le jeune André n’a pas su se défaire de l’influence de son maître et aîné mais les choses sont peut être plus complexes.  Il serait plus intéressant de considérer que les deux André inaugurent  un mouvement artistique au Houet, une sorte de Factory, dont la tête de proue serait l’aîné. Et souhaiter qu’au fil des années les deux André réussissent à démêler leur démarche tout en restant dans cette peinture qui s’enracine dans le terroir tout en s’ouvrant au monde. Au regard du potentiel d’André Sanou Junior, il est sûr qu’il peut  trouver sa voie sans tremper son pinceau dans la palette de son aîné.

 Comme l’histoire bégaie et se répète dans le monde des arts plastiques au Houet. Il y a eu aussi des amalgames dans les années 90 entre feu Sanou André le sculpteur et André Sanou, le peintre. Mais cela restait au niveau des noms mais pas du travail. Si l’on croit à la loi des séries, il est plus que probable qu’un autre André Sanou surgisse dans quelques années pour installer une autre confusion entre lui et André Junior. Serait-on condamné à avoir chaque fois un Sanou André et son Double dans les arts plastiques au Faso. ? Tout est possible avec ces…Bobos-là.

lundi 30 novembre 2015

Jacques Guégané, le poète qui veut sortir la poésie de la littérature



Le poète Jacques Guégané est l’invité d’honneur de la Foire international du livre de Ouagadougou ( FILO 2015). Immense poète, par la stature, le talent, et la culture, Jacques Guingané est aussi éditeur. La FILO  couronne une œuvre majeure en la mettant sous les feux des projecteurs. Mais le poète est déjà sur un nouveau chantier : sortir la poésie de la littérature.

Le poète est peu disert sur sa vie et même sur son œuvre, convaincu que celle-ci n’a pas besoin de la tutelle de l’auteur pour se frayer son chemin dans le monde. Mais cette fois-ci, il sera obligé dans l’autobiographie même sommaire car l’hommage de la Filo exige qu’il lève un pan de voile sur son œuvre en parlant de sa trajectoire d’homme et de créateur. Il ne faudrait pas attendre qu’il évoque sa vie à la troisième personne du singulier ni qu’il fasse des révélations fracassantes. L’homme sait comme Pascal que « le moi est haïssable » et qu’un homme n’est qu’un misérable petit tas de secrets, comme l’écrivait Malraux.

Donc l’auteur abordera certainement sa vie de biais, à travers les hommes et les objets qui l’ont fait. Jacques Guégané croit que l’homme est la somme de ses rencontres. Il est fait de tous les hommes et les objets qui ont croisé sa trajectoire, dont il s’est nourri. Ce sera donc un inventaire à la Prévert de livres, d’auteurs, des mythes et des légendes qui servira de fil d’Ariane pour mener à son œuvre. De George Guynemer à Saint-John Perse si présent dans son œuvre, de Soundjata à Lao Tsé, de Moïse à Mohamet, ces figures d’artistes et d’hommes d’actions ont nourri son imaginaire et son art poétique. La compréhension de l’homme et l’intelligence de son oeuvre l’homme passent par  ces fragments ; il serviront donc à élaborer un discours poétique comme Roland Barthes élabora son discours amoureux au travers des fragments.

Poète paradoxal qui chérit la solitude et l’ombre mais dont l’oeuvre est si ouverte au mode, Jacques Guégané est un poète rhizome, poreux à tous les souffles du monde. Ce poète est un océan d’érudition dont les affluents charrient les savoirs et les récits de tous les continents. Des grands récits du monde, il a tapissés sa poésie. De la Chine  au Moyen Orient, d’Europe à l’Afrique, il a puisé les mythes fondateurs et les personnages légendaires pour en faire des motifs sur sa fresque du monde.

Il est vrai que l’éclairage d’un auteur, quoique très utile pour dire l’intentionnalité à l’œuvre dans son texte ne peut en épuiser le sens. Mais des éléments de biographie de Jacques Guégané sont très importants pour comprendre cette œuvre réputée difficile, ce qui est une aberration car comme toute grande œuvre, elle exige seulement du lecteur à qui elle s’offre de s’en montrer digne en exhaussant à sa hauteur. Il est vrai que ce n’est pas avec un bagage linguistique de plus sommaire que l’on peut avancer dans cette œuvre dense comme une forêt tropicale.

L’auteur a une culture encyclopédique et dans l’œuvre opère une agilité d’esprit qui associe à travers les analogies et les parallélismes les notions de prime abord si éloignés les unes des autres. Ici cybernétique et information, astrologie et astronomie, physique quantique et pneumatique se répondent. Le trou noir stellaire fraye avec le livre du fa du vodoun, le chacal de la cosmogonie dogon se tient à côté de la femme buffle de la légende du Mandé, le yin et le yang s’enroulent autour de l’hélice de l’ADN, etc. Jacques Guégané a compris que les Correspondances baudelairiennes sont une approche totalisante pour saisir le monde dans une grappe de mots.

Si l’hommage rendu ici au poète se veut un couronnement d’une œuvre parcimonieuse et puissante, le poète de 74 ans, bon pied bon œil, se tourne vers un nouveau chantier titanesque : sortir la poésie de la littérature. Si la poétique de l’action de Paul Ricoeur peut en être le catalyseur, la conviction que la poésie excède le domaine de la littérature date de fort longtemps chez Jacques Guégané. 

Explicitant sa poétique de l’action, Ricœur écrit : « La conversion de l'imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique fait bouger l'univers sédimenté des idées admises, prémisses de l'argumentation rhétorique. Cette même percée de l'imaginaire ébranle en même temps l'ordre de la persuasion, dès lors qu'il s'agit moins de trancher une controverse que d'engendrer une conviction nouvelle. »

Bien que la poétique de l’action de Paul Ricoeur soit restée du domaine de l’intention sans jamais trouver sa praxis, on peut la comprendre comme le projet de trouver dans le langage poétique une fonction performative qui incite à l’agir. De cette fonction du langage, Laurent Binet en a fait le titre de son dernier roman sur la mort de Roland Barthes. Mais demeure la question: comment rester dans la poésie et susciter l’agir sans tomber dans le texte de loi ou de droit ?

Jacques Guégané dépasse cette position en sortant du cadre étriqué de la littérature pour penser la praxis même comme  poésie. Ainsi l’Insurrection des 30 et 31 octobre 2015 qui a renversé Blaise Compaoré est pour lui aussi belle et poétique que Les Sonnets de Shakespeare. Mais cela dit, il se confronte aussi à un écueil insurmontable : comment en rendre compte sans retourner à la littérature? Par un récit qui se resserre autour du noyau de l’action et qui réussit à rendre transparent le texte et à le faire oublier. D’ailleurs, une bonne œuvre est celle qui fait oublier qu’elle est ouvragée, qui cache ses coutures. Par l’essai ?

Faut-il faire ses adieux à la littérature pour s’engager vers d’autres chemins plus escarpés? Rimbaud l’a fait, en partant vendre des armes en Abyssinie. Qu’est-ce qui attend Jacques Guégané au bout de ce défi ?  Baudelaire a la réponse : « Nous voulons, tant nous brûle le cerveau/Plonger au fond du gouffre, Enfer ou ciel, qu’importe ?/Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. »

 En attendant que le futur nous édifie, cueillez le moment présent. Allez, toute affaire cessante, le vendredi 27 novembre 2015, au Pavillon chinois du Siao écouter Jacques Guégané. Assis, dans son immobilité de pierre, le regard lointain, le poète, pareil au Sphinx de Giseh, va parler. Choiront les clés pour pénétrer les énigmes de Le Pays perdu (1971), Nativité(1977), La Guerre des Sables(1979), l’An des Criquets(2001), cette constellation poétique qui brille d’un éclat étrange dans le ciel de la poésie mondiale.