Tout mur est une porte. Emerson

vendredi 31 janvier 2014

Théâtre : Combat de nègre et de chiens de Paul Zoungrana


Grand moment de théâtre à l’Espace culturel Gambidi le vendredi 17 janvier 2014 avec Combat de nègre et de chiens de Marie Bernard Koltès mis en scène par Paul Zoungrana. Une mise en scène inspirée, éclectique. Une interprétation magistrale

Combat de Nègre et de chiens est un grand texte dramatique qui met en scène des personnages reclus sur un chantier de travaux publics dans une brousse africaine. Il y a le contremaître Cal, le chef de chantier Horn et Leone, la jeune fille de Paris que celui-ci a fait venir de Paris. Une nuit, l’énigmatique Alboury, un Noir s’invite dans ce monde de Blancs pour réclamer le corps de son frère mort. Un corps introuvable parce que Cal l’a jeté dans les égouts. Dans cette cuvette où macèrent et implosent les haines recuites, on voit les ravages de la solitude sur les nerfs et l’expression de la folie et du racisme le plus abject à travers les mots qui s’entrechoquent, charriant leur poids de douleur et de violence. Dans la nuit profonde qui les enveloppe, ce ne sont pas les ténèbres de la nuit mais la noirceur des âmes des personnages qui donne de la noirceur à ce huis clos.

Comment aborder ce bloc himalayen de mots pleins de fureur, de poésie et d’éclat ? En bon alpiniste, pardi ! Sachant qu’au théâtre, l’ennemi, c’est l’ennui comme le note le metteur en scène Peter Brook, il était fort risqué d’entraîner le public dans une grimpée sans halte, au risquer de les essouffler et de les décourager rapidement. Paul Zoungrana, en bon sherpa a ménagé des haltes dans cette longue escalade du texte de Koltès pour que des spectateurs ne se débandent avant la fin des deux heures de spectacle. Paul Zoungrana aborde le texte comme un scénario sur un plateau de tournage et découpé en séquences. Entre le tournage de ces différentes séquences, la distanciation brechtienne faite de reprises de plans, d’interruptions du jeu par le réalisateur, de commentaires des acteurs brise l’illusion théâtrale et rappelle aux spectateurs qu’ils sont au théâtre ! Entre intérieur et extérieur/nuit, on suit l’exacerbation des sentiments qui poussent les hommes à tomber le masque : l’animal en chacun se dévoile.

Dans cette mise en scène, Paul Zoungrana donne la pleine mesure de son talent. Les arbres et les plantes de l’Espace Gambidi sont intégrés à l’espace scénique et matérialisent la présence menaçante de la brousse ! Et il convoque tous les autres arts adjuvants pour amplifier la puissance des situations. Des ombres chinoises effacent la différence raciale entre Alboury et Leone dans leur idylle naissante et surtout l’omniprésence de la musique renforce les atmosphères. Langoureuse, énigmatique ou déchaînée, elle joue un rôle d’agents de sapidité du texte. Ainsi les mélopées de femmes sont une sorte de chœur qui accompagne la montée de la tragédie.

Par ailleurs, les comédiens jouent admirablement. Simon Paco réussit, par la force de son jeu à imposer Cal comme le noyau du drame. Il met son frêle physique au service du personnage du contremaitre et compose un Cal fragile psychologiquement, rempli de mépris de l’Autre, prompt à tirer sur les Nègres comme s’il s’agissait des lapins de garenne. Son phrasé, ses tics, son regard halluciné, ses rires démentiels, ses pleurnicheries, ses couinements de chiot inquiet, tout ça en fait un serial killer pitoyable mais combien inquiétant.
Pascal Noyelle campe un Horn usé et rusé, un concentré de rouerie. Quant à Marjorie Neau, elle donne à Leone une dimension de pin up, superficielle et ingénue. Noel Minoungou joue un Alboury taiseux et impénétrable.

Koltès disait qu’il ne parlait ni d’Afrique ni du racisme dans ce texte mais personne n’est dupe et surtout pas le public africain qui voit dans ces personnages les différents archétypes de l’expatrié français. Des Carl et Horn, on en croise en Afrique. Attirés par les richesses du continent, ils promènent sur les autochtones le regard supérieur de dieux plein de mépris.

Combat de nègre et de chiens parle de la violence des rapports entre les Européens et les autres, ici les Noirs d’Afrique. Ce texte est un palimpseste d’Au cœur des ténèbres de Konrad, de l’Inégalité des races de Gobineau, du Voyage au bout de la nuit de Céline et du Voyage au Congo d’André Gide. Combat de nègre et de chiens condense et actualise la problématique raciale qui parcourt la littérature européenne. La mise en scène de Paul Zoungrana n’occulte pas cette question et c’est tant mieux.
Paul Zoungrana confirme avec cette mise en scène qu’il est un metteur en scène de talent en plus d’être un formidable comédien.