Tout mur est une porte. Emerson

mardi 6 septembre 2016

Sur les traces de Yambo Ouologuem



Comme D.J. Salinger, le romancier américain, auteur de l'Attrape-coeurs, Yambo Ouologuem est un écrivain disparu. Pas mort. Depuis 40 ans, il vit en reclus au Mali. Ayant découvert sa cachette, nous sommes parti sur ses traces. Récit de la recherche d’un homme qui s’est enveloppé d’ombre et de silence.

 En 1968, un écrivain malien de 29 ans publie un roman aux Editions du Seuil, Le  Devoir de violence. C’est une œuvre dérangeante. Car elle attaque au marteau l’image édénique que la Négritude vend de l’Afrique. Déroutante aussi. Elle révèle une écriture rabelaisienne faite d’emprunts et de pastiches qui  porte une esthétique nouvelle. 
 Le prestigieux prix littéraire Renaudot revient cette année-là au « Devoir de violence ». Cela exacerbe les « bruits et les fureurs » que suscite le roman. Tirs groupés des élites africaines et africanistes sur l’auteur et son roman.

Trois ans plus tard, la solution est toute trouvée pour  briser l’impertinent : on l’accuse de plagiat ; son roman est retiré des rayons des librairies. La presse se déchaîne, elle tire à boulets rouges sur celui qu’elle encensait il n’y a pas si longtemps. 

Il se justifie. Personne ne l’écoute. Il se défend. Tout le monde l’accable. Blessé, le jeune auteur quitte la France et rentre au bercail où il est accueilli en fils indigne et ostracisé. Depuis ce temps, il vit en reclus dans une banlieue de Mopti. Suivant en cela le conseil de Nietzsche : « si tu ne peux changer le monde, change de monde ». Passant ainsi du bruyant monde des Lettres à celui bucolique de Sévaré. Et depuis 40 ans, pas un mot, pas un écrit, il est silencieux comme une tombe.

C’est un soir au Bar de l’hôtel Koydol seyo de Mopti que j’ai entendu parler de Yambo Ouologuem. Dans la rumeur des propos étouffés des clients, me parviennent de la table voisine des bribes d’une discussion sur la culture au Mali. Et surgit le nom de  Yambo Ouologuem qui capte mon attention. J’apprends qu’il vit à Sévaré, une sorte de banlieue à 14 kilomètres de Mopti. Au fil des heures, cette information, anodine au départ prend peu à peu possession de mes pensées et s’impose à ma conscience. Incontournable comme une montagne. Mon imagination s’enflamme. Et brûle en moi, avec l’incandescence d’un bûcher, le désir de voir Yambo Ouologuem. Le voir quarante ans après son exil de la littérature !

Dans une sorte de fièvre, j’entrevois toutes les possibilités à moi offertes. Enregistrer sur un dictaphone cette voix qui s’est tue depuis deux décennies. Capturer sur une pellicule ce visage qui s’est résolu à habiter l’ombre. Et recueillir sur mon vieil exemplaire tout jauni du « Devoir de violence »un autographe tracé par ces doigts qui se sont déshabitués d’écrire ! Ma résolution est prise. Demain dès l’aube, j’irai à la recherche de Yambo Ouologuem. Je convaincs facilement une touriste nantaise, professeur de Lettres, à se joindre à mon équipée. Elle filmera l’entretien.

Après une course de trente minutes dans un autocar plein comme un œuf,  nous voilà à Sévaré. Allant de ci, de là, à la recherche de la bonne information. Où trouver Yambo Ouologuem ? Beaucoup de personnes éludent nos questions, se dérobent, prétextant la barrière de la langue, nous coulant des regards soupçonneux. Certains consentent à nous répondre mais nous disent qu’il n’est pas possible de voir l’écrivain. Quant à son domicile, ils affirment invariablement ne pas le connaître. 

Après avoir tourné en rond pendant une bonne heure, un homme que nous avions vu dans un groupe que nous avions interrogé précédemment nous rejoint. Il me presse de questions sur nos motivations réelles. Ayant montré patte blanche, il se décide à nous indiquer la maison de l’écrivain. « De la gare des taxis, il faut prendre la voie qui rejoint le carrefour de la Gendarmerie d’où partent les routes de Bamako, Bandiagara et Gao. Et tourner à droite en direction de Gao, marcher un  kilomètre. A gauche, se dresse la maison de Yambo Ouologuem. »
  
En aparté, il me conseille d’y aller seul. Je ne compris pas tout de suite la raison.  A une centaine de mètres du domicile de l’écrivain, un groupe d’hommes assis à l’ombre d’un flamboyant nous interpellent. Tout le patelin semble informé de notre présence. Sans détour, on me dit que je dois me séparer de ma compagne d’expédition. Etant Européenne, sa présence incommoderait notre hôte. Elle attendra donc avec eux pendant que j’irai seul chez l’écrivain. Quel ressort s’est brisé en cet homme pour transformer le ressentiment contre l’intelligentsia française en une haine indistincte?

Une fois poussée le portail qui s’ouvre dans un grincement, on se retrouve dans une petite cour avec, à droite, un petit jardin en fleurs et odoriférant, une grande maison dans le fond et à gauche un hangar avec un lit de camp et deux chaises. Là m’accueille une femme âgée. De son visage dont l’âge n’a  estompé ni la régularité ni la finesse des traits  il émane une grande sérénité. Et la voix est douce et apaisante comme le murmure d’une source fraîche.

 Ses yeux lumineux me scrutent profondément après m’avoir invité à m’asseoir et pris connaissance des raisons de ma venue. C’est la mère de l’écrivain. Son fils, qui a passé la soixantaine, aurait écrit un peu ce matin avant de rentrer se reposer. Elle me suggère de repasser le soir. Peut-être l’auteur serait-il disposé à me recevoir.

Revenu sur mes pas, au lieu où attendait mon amie, des langues se sont déliées et on m’a parlé de Yambo Ouologuem. Longuement. Il  serait devenu un tradi-praticien à la médecine très demandée. Il aurait tourné le dos à tout ce qui est occidental et vivrait dans un monde virginal : sans produit manufacturé, écolo et bio. Il aurait beaucoup étudié le Coran et serait devenu un fervent musulman.

Attablé au Mankan-té, un bar-restaurant de Sévaré,  dans l’attente du soir pour repartir à mon rendez-vous, des interrogations fondirent sur moi comme une nuée de corbeaux. Pourquoi le revoir ? Ai-je le droit d’imposer sa présence à cet homme qui ne quête que la tranquillité ? L’homme que je recherche, c’est l’écrivain du Devoir de violence. Pas le tradi-praticien ! A quoi bon rencontrer  le Yambo Ouologuem actuel? Qui pourrait être délirant ou désespéré ?
Était-ce la fatigue et la longue tension qui instillèrent cette fissure dans le bloc de détermination que j’étais ? Toujours est-il que ma résolution  fondit comme beurre au soleil.

Et j’ai quitté Sévaré. Sans une interview. Sans une photo. Sans une dédicace. Sans un regret aussi ! Ai-je vu Yambo avant de rebrousser chemin?  Affirmatif. Mais cela n’a plus d’importance. Parce que ce Yambo-là n’est pas celui qui m’intéresse ! L’écrivain est tout entier dans son livre et il suffit d’ouvrir le  Devoir de violence  pour prendre langue avec Yambo Ouologuem. Il m’a fallu, pourtant, parcourir des milliers de kilomètres, enjamber une frontière, à la poursuite d’une ombre  avant de le découvrir.