Tout mur est une porte. Emerson

jeudi 11 août 2011

Pourquoi Les Borgia sont-ils si actuels ?

Les Borgia ! Comment une famille de la Renaissance italienne reste-t-elle aussi présente dans les arts et les lettres ? Motif de beaucoup de romans, sujet d’opéra, de cinéma, de télévision et même d’essais politiques, les excès et les crimes des Borgia suscitent toujours notre intérêt. Pourquoi ?
Il est sidérant de constater la permanence des Borgia dans les arts. Il s’agit du Pape Alexandre VI, son fils César Borgia et sa fille Lucrèce Borgia. Pourquoi cette famille italienne du 15 siècle, attire les artistes depuis si longtemps ? En 1833 déjà, Victor Hugo écrit un drame en 3 actes, Lucrèce Borgia. Peu après, Alexandre Dumas qui fouille dans les combles de l’histoire pour bâtir ces feuilletons consacre un chapitre de ses Crimes célèbres au Borgia. Et la poésie de se jeter dans les bauges borgiasques avec, en 1866, Verlaine qui intitule un des Poèmes saturniens "César Borgia". Donizetti aussi s’inspire du drame d’Hugo et crée un opéra éponyme! Au 20ème et 21ème siècles, c’est le cinéma et la télévision qui s’emparent durablement de la légende des Borgia. Une bonne dizaine de films ont été réalisés de 1909 à 2006, année où deux long-métrages ont été présentés sur les écrans. À la télévision, deux fictions sont produites dans la décennie 70-80. La première est française, Les Borgia ou le sang doré, la seconde est une production anglo-italienne, The Borgias.
Pour comprendre cet attrait des artistes pour les Borgia, faisons un peu d’histoire. En 1492, Rodrigo Borgia, neveu du pape défunt Calixte Borgia, devient pape à 36 ans sous le nom d’Alexandre VI. De pape, il n’a que la tiare, et ne sert qu’un seul dieu : lui-même. Assoiffé d’or et de toutes les richesses, il décida d’hériter de ses cardinaux et aida souvent le destin avec un poignard ou un poison pour faire passer de vie à trépas ceux qui trainaient un peu à rendre leur âme au Seigneur. Dirigeant la papauté avec un grand népotisme, il fit venir ses cousins aux affaires, leur distribua terres et domaines. Mais c’est son fils César qui bénéficia durablement du piston paternel ou disons de l’ascenseur tant son ascension fut fulgurante : à sept ans il est protonotaire de la Papauté, à 17 ans évêque de Pamplona et archevêque de Valencia, et à 18 ans Cardinal ! Après il le fit ôter la soutane pour l’épée et l’aida à régner sur le pays sous le nom de duc de la Romagne.
Par ailleurs, Il faut souligner que le pape et son fils sont de grands sybarites. En effet, le pape Alexandre VI organise urbi et orbi ou pour dire juste urbi et orgies des soirées de débauche à côté desquelles les soirées Bunga Bunga de Berlusconi sont des distractions de saints ; une célèbre orgie restée dans les annales fut celle avec cinquante courtisanes. Parmi les invités se trouvait son fils César ! Il faut dire que le père et le fils qui ne craignaient pas le Saint d’Esprit, s’aidaient de la poudre de cantharide pour se donner du tonus dans les reins et aussi pour se débarrasser de leurs ennemis : une pincée pour retrouver la vigueur d’un taureau dans le plumard, deux à trois pincées de plus dans le vin d’un convive pour l’envoyer ad patres. César prit tellement goût à ces petits meurtres entre amis qu’il les étendit à son frère Juan, assassiné et jetée dans le Tibre par ses sicaires et à son beau-frère Alphonse d’Aragon, l’époux de Lucrèce. Devenu maître dans les intrigues de palais et l’assassinat des opposants, il attira à sa cour les élites romaines. Leonard de Vinci, le génial inventeur et ingénieur italien dessina arbalètes, canons, chars, catapultes et béliers pour sa sanglante armée. Machiavel séduit par César écrivit le Prince, le livre de chevet de tous les hommes politiques contemporains, en s’inspirant de son mode de gestion du pouvoir. On voit que la concussion entre la tyrannie et l’intelligentsia ne date pas d’aujourd’hui.
Quid de Lucrèce Borgia ? L’histoire retient que c’est une très belle femme mais une incestueuse. Avec le père et avec le frère. En réalité, il fut un objet entre les mains de son père. Voulant la placer dans une famille de la noblesse, il obligea son premier mari à dire publiquement que leur mariage ne fut pas consommé. Ce qui fut fait mais la belle dame était déjà enceinte. Ce qui n’entrava d’ailleurs pas le second mariage, et une bulle papale reconnu l’enfant comme fils de César et ensuite du pape lui-même. Mais rendons justice à l’injuste Alexandre et à ses enfants. Il n’est pas le père incestueux que nous vend la légende. Mais, en vrai grippe- sou, il ne voulait pas que l’héritage de la famille échût à un enfant bâtard. D’où la falsification du bulletin de naissance. A la mort d’Alexandre VI à 72 ans, son fils César fut embastillé et sa fille Lucrèce s’emmura d’elle-même dans un cloître. Ici, finit l’histoire et là, commence la légende noire des Borgia qui continue à inspirer écrivains et cinéastes.
Quelle morale tirer de cette histoire ? Pourquoi notre époque s’intéresse-t-elle plus au Borgia qu’aux Atrides qui ont fait le sel des tragédies grecques. Certainement parce que les Borgia existent à toutes les époques. Nietzsche ne parle-t-il pas de l’éternel retour pour expliquer que tout fait se répète indéfiniment? Et le Bouddhisme n’évoque-t-il pas la réitération des phénomènes à travers la réincarnation du Karma ? Peut-on dire que sur tous les continents, à chaque époque, il existe des Borgia Noirs, Blancs, Jaunes et Rouges ? Les Borgia seraient donc un prétexte pour les artistes de parler des monstres qu’enfante leur époque. Des puissants qui vivent dans le lucre, le stupre et le crime.
Saïdou Alcény Barry

mardi 9 août 2011

Le journalisme entre réalité et fiction


Le journaliste partage avec le romancier le recours à l’écriture, mais du romancier il se veut la face opposée. Le journaliste rend le monde tel qu’il est, le romancier le monde tel qu’il le rêve. Là où le romancier représente avec les artifices de l’art, le journaliste présente avec objectivité. Toutefois, à lire le discours de la presse écrite sur la tragédie zimbabwéenne et l’image qu’elle nous donne de Mugabe, on se demande si elle n’est pas devenue une fabrique de mythes et le journaliste, le nouveau romancier de notre époque.

Des journalistes qui se jouent de la réalité et fabulent en s’arrangeant avec les faits, on en trouve partout. Il y a des articles bidonnés, de fausses interviews, des témoignages fabriqués et des reportages rédigés pendant le trajet- à l’aller- et présentés comme une enquête de terrain. On se rappelle la fausse interview de Fidel Castro par Patrick Poivre D’Arvor ou les enquêtes fabriquées dans une chambre d’hôtel d’un journaliste du Washington Post, qui avait obtenu le Pulitzer! Mais ces manquements sont le fait de quelques brebis galeuses et sont condamnés par la profession. Parce que le journalisme se veut un rendu objectif du monde et une explicitation de sa complexité au lecteur. D’où un discours épuré qui évite l’équivoque et un style qui, parfois, fait la concurrence au procès-verbal pour rendre fidèlement compte de l’événement au quotidien.

Mais, en ce qui concerne Mugabe, cette précaution est oubliée. Le langage des journalistes devient imagé, ils usent de métaphores en abondance. En manchette des journaux, les titres : le naufrageur, il coule le navire Zimbabwe, le tyran, le Roi Mugabe, le dinosaure…Aucune image dépréciative n’est de trop dans la rhétorique journalistique pour stigmatiser Robert Mugabe. Et l’unanimité se fait autour de cette entreprise de démolition. La presse du Sud rejoint celle du Nord dans l’arène et c’est à qui enfoncera le plus de banderilles dans les flancs de cet homme transformé en taureau de corrida. Jamais un homme n’a autant occupé les colonnes des journaux sans qu’une seule fois on ne lui donne la parole. On l’accable. Mais personne ne lui tend le micro pour qu’il s’explique. Et quelles images de l’homme nous sert-on ? Point de photos où Mugabe sourit, jamais l’objectif ne fixe la main du papy effleurant la joue d’un enfant lors des meetings ni la poignée de main franche donnée à un citoyen lambda, ni la tape amicale dans le dos d’un camarade. Cela est humain, trop humain pour Mugabe. Seuls les gros plans d’un rictus, d’un regard exorbité, d’une moustache que l’on compare insidieusement à celle d’Hitler occupent les pages des journaux. Et on fabrique un vieil homme hurlant, vociférant, l’écume au coin de la lèvre, un fou furieux très dangereux. Voici Mugabe, voici le monstre ! De Mugabe, on véhicule l’image d’un ancien combattant qui a perdu la raison et dont l’entêtement a précipité le pays dans la misère noire, les populations sur les routes de l’exil et a érigé la violence politique en mode de gestion de l’Etat.

La caricature efface à dessein la complexité du problème zimbabwéen. L’analyse de l’actualité du Zimbabwe ignore l’histoire du pays ; on s’attache au détail qui détonne en oubliant la structure qui donne un sens à ce détail. Le journaliste ne tient pas compte de l’histoire du Zimbabwe. On oublie que Mugabe a mis fin à une injustice séculaire, en réformant l’accès à la terre et en la donnant au plus grand nombre. Comme Antigone, il est condamné pour une poignée de terre ! On oublie que Mugabe est un des rares dirigeants politiques de la planète qui peut se prévaloir de sept diplômes universitaires ! Il n’est pas la vieille brute dont le seul mérite est d’avoir porté une arme pendant la guerre d’indépendance. C’est un intellectuel de haut vol comme on en rencontre rarement dans les arcanes de la politique. On oublie aussi qu’il avait fait de son pays un pays prospère, où l’espérance de vie était de 64 ans et le taux d’alphabétisation de 90%. Que la déliquescence du pays est aussi imputable au Royaume-Uni, qui a étranglé son économie en guise de rétorsion contre la réforme agraire. Il ne s’agit pas, pour le journaliste, d’exonérer Mugabe dans la tragédie zimbabwéenne. Avoir été un combattant de l’indépendance ne donne pas un droit imprescriptible à l’adulation. Autant la redistribution des terres ne devrait pas susciter la détestation. Si le Zimbabwe coule tel le Titanic, c'est la faute au capitaine Mugabe. Et à l’iceberg britannique, qui éventra le navire. Après le codéveloppement, très en vogue, il faut aussi parler de la coresponsabilité.

Par ailleurs, on ne souligne pas assez un mérite de Mugabe : il est un des rares présidents en exercice sur le continent à perdre des élections qu’il a lui-même organisées ! Quel piètre dictateur !

On ne peut s’empêcher de voir dans la tragédie zimbabwéenne se profiler celle d’un homme : Mugabe. Rien n’est plus tragique que de voir, au crépuscule de sa vie, toutes ses réalisations se déliter, le monde que l’on a bâti s’effondrer, ce que l’on croyait de pierre devenir fiable et poudreux sous ses doigts. Tout cela, pour avoir entrepris une réforme juste. Mugabe, c’est le Roi Lear parcourant un empire devenu fantôme ! Ce fut un homme debout, qui est aujourd’hui à bout, mais point un homme de boue, contrairement à ce que suggère la presse. Pourquoi la presse est tombée dans ce travers qui consiste à réécrire l’histoire et à perdre toute objectivité ?

Jean Lacouture a inventé le terme de «l’histoire immédiate» pour le journalisme, par opposition à l’Histoire, qui, elle, s’occupe de grandes tranches de temps. Mais dans la crise au Zimbabwe, l’histoire immédiate attaque l’Histoire (avec un grand H) à la hache, elle l’émiette et la disperse aux quatre vents pour s’imposer comme unique discours sur ce pays. Comme si l’aiguille des secondes arrachait du cadran de l’horloge les aiguilles des heures et des minutes et prétendait seule donner une idée exacte du temps !

Par conséquent, on éprouve beaucoup de scepticisme face à l’objectivité du journaliste. Car il est impossible, comme le suggérait Tchekhov, «d’être aussi froid qu’un glaçon avant d’écrire» . C’est pourquoi Norman Mailer a conceptualisé un «journalisme subjectif», qui reconnaît que l’histoire individuelle du journaliste interfère dans sa perception et dans son rendu du monde. Dans le cas Mugabe, on n’est plus dans cette subjectivité inévitable, on est dans la «mythistoire» voulue d’Etiemble, c’est-à-dire que l’histoire devient le matériau de la fiction. Le Zimbabwe existe, les personnages sont de chair et de sang, mais le reste ressortit à la fabulation ! Le journaliste ne subit plus l’événement, il le crée ou l’arrange à sa convenance. En plus, on est dans l’unanimisme : toutes les presses ont un discours identique sur la crise au Zimbabwe. Cela remet en cause la pluralité des opinions et si on pousse la logique un peu loin, la liberté d’expression même est mise en péril par la…presse elle-même. C’est effrayant de penser que la presse mondiale est borgne et regarde la planète avec une lunette unique. On disait que le monde est devenu un village planétaire, maintenant, il est devenu une voix planétaire. Unique. Et cette voix vient du Nord. Les presses du Sud n’en sont que les échos répercutés. Les journaux du Sud n’avaient pourtant pas suivi la campagne de diabolisation de Saddam Hussein visant à légitimer l’intervention américaine en Irak.

Maintenant, les presses d’Afrique, en optant de monter au créneau contre Mugabe, suivant en cela leurs confrères du Nord au lieu de proposer une lecture moins manipulatrice de la crise zimbabwéenne, risquent de rater le dernier barreau de l’échelle et de s’étaler dans les eaux glauques de la gabegie, pardon de la (Mu)gabegie.

Quoi que l’on dise, il semble que nous sommes entrés dans une époque postréelle, où la presse est capable de nous imposer un monde virtuel comme réel. Le journaliste, qui a longtemps souffert d’être perçu comme un écrivain raté, tient sa revanche. Maintenant, il est l’égal du romancier, un créateur de monde, et, en plus, sa fiction est perçue comme vraie. Au cri de Nietzsche : «Dieu est mort», pourrait répondre celui du journaliste : «Le réel est mort !»