Comme D.J. Salinger, le romancier américain, auteur de l'Attrape-coeurs, Yambo Ouologuem est un
écrivain disparu. Pas mort. Depuis 40 ans, il vit en reclus au Mali. Ayant
découvert sa cachette, nous sommes parti sur ses traces. Récit de la recherche
d’un homme qui s’est enveloppé d’ombre et de silence.
En 1968, un écrivain
malien de 29 ans publie un roman aux Editions du Seuil, Le Devoir de violence. C’est une œuvre dérangeante. Car
elle attaque au marteau l’image édénique que la Négritude vend de l’Afrique.
Déroutante aussi. Elle révèle une écriture rabelaisienne faite d’emprunts et de
pastiches qui porte une esthétique
nouvelle.
Le prestigieux prix littéraire Renaudot revient cette année-là au
« Devoir de violence ». Cela exacerbe les « bruits et les
fureurs » que suscite le roman. Tirs groupés des élites africaines et
africanistes sur l’auteur et son roman.
Trois ans plus
tard, la solution est toute trouvée pour
briser l’impertinent : on l’accuse de plagiat ; son roman est
retiré des rayons des librairies. La presse se déchaîne, elle tire à boulets
rouges sur celui qu’elle encensait il n’y a pas si longtemps.
Il se justifie.
Personne ne l’écoute. Il se défend. Tout le monde l’accable. Blessé, le jeune
auteur quitte la France et rentre au bercail où il est accueilli en fils
indigne et ostracisé. Depuis ce temps, il vit en reclus dans une banlieue de
Mopti. Suivant en cela le conseil de Nietzsche : « si tu ne peux changer le monde, change de monde ». Passant
ainsi du bruyant monde des Lettres à celui bucolique de Sévaré. Et depuis 40
ans, pas un mot, pas un écrit, il est silencieux comme une tombe.
C’est un soir au
Bar de l’hôtel Koydol seyo de Mopti que j’ai entendu parler de Yambo Ouologuem.
Dans la rumeur des propos étouffés des clients, me parviennent de la table
voisine des bribes d’une discussion sur la culture au Mali. Et surgit le nom
de Yambo Ouologuem qui capte mon attention. J’apprends qu’il vit à
Sévaré, une sorte de banlieue à 14 kilomètres de Mopti. Au fil des heures,
cette information, anodine au départ prend peu à peu possession de mes pensées
et s’impose à ma conscience. Incontournable comme une montagne. Mon imagination
s’enflamme. Et brûle en moi, avec l’incandescence d’un bûcher, le désir de voir
Yambo Ouologuem. Le voir quarante ans après son exil de la littérature !
Dans une sorte
de fièvre, j’entrevois toutes les possibilités à moi offertes. Enregistrer sur
un dictaphone cette voix qui s’est tue depuis deux décennies. Capturer sur une
pellicule ce visage qui s’est résolu à habiter l’ombre. Et recueillir sur mon
vieil exemplaire tout jauni du « Devoir de violence »un autographe
tracé par ces doigts qui se sont déshabitués d’écrire ! Ma résolution est
prise. Demain dès l’aube, j’irai à la recherche de Yambo Ouologuem. Je
convaincs facilement une touriste nantaise, professeur de Lettres, à se joindre
à mon équipée. Elle filmera l’entretien.
Après une course
de trente minutes dans un autocar plein comme un œuf, nous voilà à Sévaré. Allant de ci, de là, à la
recherche de la bonne information. Où trouver Yambo Ouologuem ? Beaucoup
de personnes éludent nos questions, se dérobent, prétextant la barrière de la
langue, nous coulant des regards soupçonneux. Certains consentent à nous
répondre mais nous disent qu’il n’est pas possible de voir l’écrivain. Quant à
son domicile, ils affirment invariablement ne pas le connaître.
Après avoir
tourné en rond pendant une bonne heure, un homme que nous avions vu dans un
groupe que nous avions interrogé précédemment nous rejoint. Il me presse de
questions sur nos motivations réelles. Ayant montré patte blanche, il se décide
à nous indiquer la maison de l’écrivain. « De la gare des taxis, il faut prendre
la voie qui rejoint le carrefour de la Gendarmerie d’où partent les routes de
Bamako, Bandiagara et Gao. Et tourner à droite en direction de Gao, marcher
un kilomètre. A gauche, se dresse la
maison de Yambo Ouologuem. »
En aparté, il me
conseille d’y aller seul. Je ne compris pas tout de suite la raison. A une centaine de mètres du domicile de
l’écrivain, un groupe d’hommes assis à l’ombre d’un flamboyant nous
interpellent. Tout le patelin semble informé de notre présence. Sans détour, on
me dit que je dois me séparer de ma compagne d’expédition. Etant Européenne, sa
présence incommoderait notre hôte. Elle attendra donc avec eux pendant que
j’irai seul chez l’écrivain. Quel ressort s’est brisé en cet homme pour
transformer le ressentiment contre l’intelligentsia française en une haine
indistincte?
Une fois poussée
le portail qui s’ouvre dans un grincement, on se retrouve dans une petite cour avec,
à droite, un petit jardin en fleurs et odoriférant, une grande maison dans le
fond et à gauche un hangar avec un lit de camp et deux chaises. Là m’accueille
une femme âgée. De son visage dont l’âge n’a
estompé ni la régularité ni la finesse des traits il émane une grande sérénité. Et la voix est
douce et apaisante comme le murmure d’une source fraîche.
Ses yeux lumineux me
scrutent profondément après m’avoir invité à m’asseoir et pris connaissance des
raisons de ma venue. C’est la mère de l’écrivain. Son fils, qui a passé la
soixantaine, aurait écrit un peu ce matin avant de rentrer se reposer. Elle me
suggère de repasser le soir. Peut-être l’auteur serait-il disposé à me recevoir.
Revenu sur mes
pas, au lieu où attendait mon amie, des langues se sont déliées et on m’a parlé
de Yambo Ouologuem. Longuement. Il
serait devenu un tradi-praticien à la médecine très demandée. Il aurait
tourné le dos à tout ce qui est occidental et vivrait dans un monde
virginal : sans produit manufacturé, écolo et bio. Il aurait beaucoup
étudié le Coran et serait devenu un fervent musulman.
Attablé au
Mankan-té, un bar-restaurant de Sévaré, dans l’attente du soir pour repartir à mon
rendez-vous, des interrogations fondirent sur moi comme une nuée de corbeaux. Pourquoi
le revoir ? Ai-je le droit d’imposer sa présence à cet homme qui ne quête
que la tranquillité ? L’homme que je recherche, c’est l’écrivain du Devoir de violence. Pas le
tradi-praticien ! A quoi bon rencontrer le Yambo Ouologuem actuel? Qui pourrait
être délirant ou désespéré ?
Était-ce la
fatigue et la longue tension qui instillèrent cette fissure dans le bloc de
détermination que j’étais ? Toujours est-il que ma résolution fondit comme beurre au soleil.
Et j’ai quitté
Sévaré. Sans une interview. Sans une photo. Sans une dédicace. Sans un regret
aussi ! Ai-je vu Yambo avant de rebrousser chemin? Affirmatif. Mais cela n’a plus d’importance. Parce
que ce Yambo-là n’est pas celui qui m’intéresse ! L’écrivain est tout
entier dans son livre et il suffit d’ouvrir le
Devoir de violence pour prendre langue avec Yambo Ouologuem. Il
m’a fallu, pourtant, parcourir des milliers de kilomètres, enjamber une
frontière, à la poursuite d’une ombre avant
de le découvrir.
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