Le lecteur est une
espèce bien étrange. Très tôt amoureux des livres, il les dévore avec
gourmandise et à l’automne de la vie, s’il en demeure un amoureux fou, vient
cependant l’inappétence. Il découvre, à son corps défendant, que la lecture a aussi son crépuscule. Portrait en trois
mouvements du lecteur à partir des confidences d’un vieux lecteur.
Le lecteur méritait bien que les sociologues et les psys se
penchent sur l’étrange animal qu’il est. Car dès que l’on a chopé le virus de
la lecture, on en guérit plus et tout est à jamais changé. Le lecteur traverse
l’existence, le nez dans le livre, absent aux hommes et aux choses. Mais de
l’enfant au vieil homme qu’il est devenu, si le désir du lire est intact, l’acte
même est changé.
Enfance... Enfant, il découvre les livres et y
trouve un délicieux plaisir dans cet exercice solitaire. Bédés, magazines,
roman de la bibliothèque verte ou rose, il en devient un consommateur
insatiable. Un livre dans les mains et il se soustrait aux bruits et rumeurs du
monde. Il lit à toute heure et en tout lieu. Dans une encoignure de la maison,
dans les toilettes, couché sur l’herbe
sous la frondaison d’un flamboyant ou caché dans une armoire légèrement
entrebâillée.
Si les parents applaudissent au début, ils s’inquiètent par
la suite de la santé mentale de cet enfant qui ne joue plus aux billes avec ses
camarades d’âge, qui ne s’assoit plus devant la télé et vit désormais entre les
pages d’un livre. Il ouvre une page et c’est comme s’il écarte une branche pour
se retrouver dans la jungle avec Zembla,
il se téléporte dans le tipi d’un chef sioux entouré de squaws terrorisées par
les Tuniques bleues ou lévite au
dessus du terrain lunaire avec ses cratères en compagnie de Tintin et Milou. Avec un livre dans les
mains, l’enfant détient les clés de la machine à remonter le temps et parcourir
les mondes. Les parents décident de sévir et le jeune lecteur entre en
clandestinité. Il lira la nuit, sous la couverture, le faisceau d’une lampe sur
les pages. C’est en ce moment qu’il découvrira les livres licencieux, ceux dont on arrache la couverture
pour les rendre apocryphes.
Age d’homme…Adulte, il entretient la flamme de sa passion malgré les
bourrasques de la vie. Il lutte contre les heures de travail qui rongent sa
passion, les visiteurs qui s’attardent après dîner pendant que le temps s’étire
et grignotent la plage de lecture du soir, et s’oppose à la famille qui devient
rivale du livre. La femme en est jalouse, le bébé déchiquète les livres qui
trainent, la femme de ménage ne ménage pas les livres sur le guéridon du salon,
tous exiges que le livre s’exile de la maison ou du moins se fasse moins voir. C’est
ainsi que les livres rejoignent les rayons de la bibliothèque du bureau ou les
cantines dans le garage. Toute moment de lecture devient une victoire arrachée
à la smala, à la vie…
Le grand âge…Et les années s’empilant les unes sur
les autres, les enfants quittent le nid, pareils à des oisillons qui
s’élancent, ailes déployées de la branche et s’éloignent dans le ciel. L’épouse
devient bigote, elle a remplacé l’époux par l’église et la conversation
amoureuse par la prière fiévreuse. La vie active aussi s’en est allée, la
retraite est là. Le vieux lecteur se frotte les mains de contentement. Il se
dit voici enfin revenu le temps de la lecture. Mais les yeux aussi sont partis,
un léger voile les recouvre et il faut des loupes épaisses pour lire. Les doigts sont devenus malhabiles à
feuilleter les pages et il faut des coussins dans le dos et sous les épaules
pour supporter une colonne vertébrale affaissée. Mais l’espoir reste tenace
comme une mâchoire de caïman refermée sur un cuisseau et ne se desserre point.
Le vieil lecteur se remet donc à acheter des livres tout en veillant
à ne plus prendre des ouvrages avec une
petite police. Il ressort aussi des rayons ou des cantines les romans
aimés et pense retrouver les anciennes délices goûtées pendant leur lecture.
Mais hélas ! Il est devenu incapable de venir à bout d’un livre. Il
papillonne, s’éparpille, commence un livre, le laisse en chemin au bout d’une
dizaine de pages et passe à un nouveau. Tel un jeune homme qui jette sa gourme
et court la gueuse, il devient volage avec les livres.
Inquiet de se découvrir sur le tard, inconstant et frivole,
il s’ouvre à ces vieux compagnons de lecture et découvre que son mal est partagé. En effet,
avec l’âge vient le sentiment de sa finitude et l’urgence de combler ses
lacunes de lectures. Avide de découvrir de nouveaux livres, et surtout de bons
livres, et conscient qu’il n’a plus l’éternité devant lui, il veut lire
plusieurs livres à la fois. Mais on ne peut poursuivre deux li(è)vres en même
temps, dit la sagesse.
Aussi se console-t-il en pensant qu’il lèguera sa
bibliothèque à ses petits-fils mais ceux-ci sont plus amoureux des consoles
vidéo que des livres. Songe-t-il un moment à faire don de ses livres à l’école
de son village mais cela n’intéresse personne. En dernier recours, il se résout
à céder ses bouquins à la vendeuse de friture qui pourra ainsi emballer ses
beignets dans des pages de grands auteurs. Une maigre consolation. Mais
celle-ci, avec une moue de dédain, lui rétorquera, à coup sûr, qu’elle aurait
aimé des feuilles propres, c’est-à-dire sans écriture. Que les livres soient sans écriture ! Des
feuillets vierges.
Ainsi va le vieux lecteur, traînant son blues comme Sisyphe
sa roche, seul et incompris. Son dernier rêve. Une tombe tapissée des pages
de livres, un oreiller fait d'une pile de
livres pour le repos éternel. Mais aucun de ses ayants droit ne cédera à ce
caprice mis sur le dos de la sénilité. Et, il regrette de n’avoir pas,
enfant, pris au pied de la lettre le
conseil de Gide : « Il faut,
Nathanaël, que tu brûles en toi tous les livres.». Il aurait pu danser
autour d’un bel autodafé…
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