Le griot a-t-il sa
place dans la cité africaine. ? On peut en douter au regard de ce qu’il
est devenu dans Ouagadougou, c’est-à-dire un quasi-mendiant qui hante les
cabarets et les cérémonies de mariages.
Cette scène se passe à Ouagadougou, en ce mois de novembre,
dans un jardin public transformé en bar, où les buveurs sont répartis autour
des tables sous les paillottes et à l’ombre des arbres. Dans ce bar passent les
vendeurs de vêtements, de portables et de maints autres bibelots qui slaloment
entre les clients pour présenter leurs marchandises.
C’est là que s’amènent deux griots, un jeune homme en jean et un
vieil homme, sur une vieille moto chinoise pétaradante. Ils descendent et
garent la moto à l’ombre d’un aacacia. Celle-ci est penchée sur une béquille
branlante. Ses rétroviseurs cassés, ses capots éclatés et son phare éborgné lui
donnent l’air d’une sauterelle qui serait passée entre les doigts d’un gosse cruel
qui lui aurait méthodiquement brisé les antennes, cassé les brisées et fracassé
la mandibule.
Le vieil homme porte un boubou trop grand pour lui, qui fut
blanc mais qui tire maintenant vers le roux avec les éclaboussures de cola, les taches de poussière et les souillures diverses. On
devine que c’est un père et un fils. Le vieil homme a les yeux rouges d’alcool
et la démarche mal assurée des grands buveurs. Après un regard qui a balayé le
bar comme un périscope, le vieux ramasse son boubou pour le serrer près de son
corps, prend une allure digne et raide comme un pieu, et s’avance vers les
buveurs.
Le jeune garçon le suit. Mais dès qu’il ouvre la bouche pour
louanger un homme assis avec trois femmes, celui-ci lui tend rapidement une pièce et lui fait signe de
poursuivre son chemin. Il esquisse un sourire forcé qui ouvre ses lèvres sur
une grimace. La pièce disparait dans une fente du boubou. On sent qu’il est
vexé par l’attitude de l’homme qui lui a tendu la pièce comme on jette un os à
un chien pour qu’il arrête d’aboyer.
Il s’en va vers une autre table. Suivi par le jeune griot. Il
recommence sa louange et s’époumone dans l’indifférence des buveurs qui
continuent à converser sans un regard pour le griot. Voyant qu’il ne tirera
rien de ces hommes, le vieil homme se tait brusquement, réajuste son bonnet,
remercie et poursuit sa ronde. A chaque table, la même indifférence comme s’il
est transparent, invisible. Il trouvera néanmoins un ou deux hommes qui,
touchés par sa misère lui glisseront quelques pièces.
Et pourtant, il fut un
temps pas très lointain où le griot avait une fonction capitale dans la société
africaine. Chaque griot était attaché à une famille nobiliaire dont il avait à
charge de conserver les traces à travers le temps. Les griots étaient les
dépositaires de l’histoire de leur société. Enfant, dès qu’il savait parler, son
père lui apprenait à exercer sa mémoire, à retenir les grands récits, les
mythes fondateurs, les généalogies des familles, à chanter et à jouer d’un
instrument de musique.
Dans les cours royales, le griot était à la droite du
monarque dont il était l’oreille et la bouche. C’est à travers lui que le roi
parlait. Il était le confident des puissants et le gardien de la table des lois.
En retour, il était pris en charge par la société. L’Histoire a retenu les plus
célèbres comme Balla Fasséké qui fut le griot de Soundjata Kéita et ce que l’on
sait du fondateur de l’empire manding est la geste que ses descendants ont
conservé à travers les siècles.
Et puis avec la colonisation, ce monde-là a commencé à se
désagréger et a fini par s’évanouir comme un rêve. Dans la société nouvelle, le
griot n’est plus rien. C’est un importun qui hante les mariages et les débits
de boissons pour survivre. C’est pour cela le vieil griot, nostalgique de cet
âge d’or noie son chagrin dans l’alcool avec les maigres pièces que les gens
lui jettent.
Quand par un pur hasard, il rencontre dans ce bar un
descendant de la famille princière dont sa famille était les griots, il l’interpelle
de loin. Comment reconnait-il celui-ci ? Peut-être à une ressemblance, un
trait de famille ou une intuition.
Devant le jeune homme, sa mémoire se réveille, sa langue devient plus alerte, il se redresse, sa poitrine se gonfle d’orgueil. Il énumère la généalogie depuis des siècles, les patronymes se bousculent dans sa bouche, s’épanouissent et éclatent comme un feu d’artifice. Il dit les hauts faits de guerre des aïeuls, rappelle les batailles gagnées et les grands gestes fondateurs de la tribu.
Il s’anime, retrouve de la vigueur, va et vient, gesticule, pointe le doigt sur le
prince pour le signaler aux autres, prend le ciel à témoin.
Le vieux griot est
transfiguré, il est heureux que la providence ait mis ce descendant d'Idrissa Demba sur son chemin.
Ce qui lui permet de donner la pleine mesure de son talent. Le Prince n’a qu’un
billet froissé de mille francs à lui offrir mais le vieil griot n’en a que
faire. Ce n’est pas l’argent qui lui importe. Il a eu une scène pour déployer
son talent.
Son fils a
été témoin de sa prestation. Devant lui, il lui a montré ce qu’il est capable
de faire. Portant il est facile d’imaginer que ce jeune ronge son frein à côté de son père en
le conduisant. Il ne sera pas griot. Il connaît trop la misère dans laquelle baigne son papa pour lui
emboîter le pas. Il rêve certainement d’ un destin de comédien comme Sotigui
Kouyaté ou de vedette de la musique comme Mory Kanté.
Le fils et le père repartent sur leur moto tonitruante. Le
vieux griot derrière la moto est devenu un petit point blanc qui a disparu dans
le trafic, emporté dans le tumulte d’une
époque qui le condamne à être un pochard et un
clochard.
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