Tout mur est une porte. Emerson

dimanche 13 février 2011

Lakbira : le procès de l’Africain phallocrate !

Avec Lakbira, Aristide Tarnagda met en scène le destin d’une femme marocaine brisée par les hommes. Et par la société. Mais au-delà de la société marocaine, Lakbira est une pièce qui instruit le procès des communautés qui brime la femme.
Lakbira atteint des sommets de vérité et de sincérité. C’est un théâtre documentaire. Lakbira déploie sur une scène de théâtre une parole vraie, une parole crue, n’ayant pas subi le lifting de l’écriture. Lakbira n’est pas parti d’un texte dramatique, c’est un témoignage brut d’une femme marocaine devenue fille mère à la suite d’un viol : un verbatim recueilli par Amal Ayouch dans un centre social du Maroc.
La mise en scène d’Aristide Tarnagda opte pour l’austérité. Sur une scène presque nue, une jeune femme se met à nu pendant une heure. Les mots se bousculent dans sa bouche et tissent le film d’une vie précocement brisée par le viol. Un viol commis « un jour de printemps, au moment où les amandiers sont en fleurs » répète Lakbira. Pendant que renaît la nature, la jeune fille en fleur voit son corps saccagé par un jeune mâle. A plusieurs reprises. Mais le témoignage de Lakbira ne coule pas comme un long fleuve tranquille. Si parfois les phrases fusent par bouquet, se déploient guillerettes et ravivent des instants de rare bonheur ; la plupart du temps, elles peinent à franchir les lèvres de la jeune fille car elles portent avec elles, le poids de la colère, de la révolte et le souvenir de l’injustice.
Grâce au jeu de Yaye M’bilé qui campe majestueusement Lakbira, le spectateur voit se succéder les périodes d’une vie difficile: l’enfance dans une famille adoptive, l’adolescence et le viol, la grossesse qui en résulte et l’opprobre qu’elle génère et l’accusation de prostitution, et la prison, et les difficultés de la fille mère dans une société qui la rejette…Déluge de mots lourds qui assommeraient le spectateur par leur noirceur si la mise en scène intelligente de Aristide Tarnagda n’avait convoqué la Kora de Tim Winsé et le trio de danseurs qui contrebalancent la violence du monologue. Les notes de la kora et les chants de Tim Winsé tissent une sorte de trampoline sur laquelle dansent les mots de Lakbira. Par ailleurs la Kora et les chants de Tim Winsé installent des âysages de tristesse, de nostalgie ou de légèreté qui colorent et ajourent le propos de Lakbira .
Quant au trio danseurs, ils apportent de la respiration à la pièce et prennent souvent le relais des mots et matérialisent avec plus de véracité le calvaire de Lakbira. Quand le Mâle( Koama Tiéréma) dans un subit accès de lubricité s’attaque aux deux jeunes filles, les roulent à terre comme des troncs d’arbre et les crucifie au sol, bras et jambes écartés, on ressent le malaise devant ces figures offerte à la sauvagerie masculine. Par ailleurs, quand le mâle traverse la scène, toujours dans une gestuelle mécanique tel un pantin, on se demande si c’est lui l’automate ou la communauté qui est coupable du mal fait à Lakbira ? N’est-il qu’un pantin ? Le vrai responsable n’est-il pas cette société qui tire les ficelles ?
La pièce se clôt sur Lakbira prise de bégaiement. Ses mots pris dans la gorge obturée par la douleur, incapables de franchir ses lèvres. « N’ai-je pas droit au…au…au.. ». Le spectateur devine qu’il s’agit du mot « Bonheur » qui n’arrive pas à sortir de la bouche. Est-ce parce que le bonheur lui est inaccessible ?
Il nous semble que le théâtre d’Aristide Tarnagda est un espace où se déploie la parole vraie, c’est-à-dire une parole lestée du poids de sang et de sueur de celui qui la profère : une parole vécue. Aussi le bonheur étant une aspiration de Lakbira, il est un rêve ; or le rêve n’a pas sa place sur cette scène de vérité. Par ailleurs, les paroles mensongères du Mâle, itératives, ne se déploient jamais à l’avant-scène ; elles sont paroles des marges, de l’arrière scène et des coulisses.
En somme, Aristide Tarnagda réussit avec Lakbira à nous plonger dans la vie ordinaire d’une femme martyrisée et à nous amener à questionner nos sociétés sur la place qu’elle accorde à la femme. Shakespeare se demandait dans Le conte d'hiver: « Avez-vous vu un sculpteur sculpter le souffle ? ». Avec Lakbira, Aristide Tarnagda réussit à sculpter le souffle d’une femme blessée par la vie. Avec maestria !

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