Tout mur est une porte. Emerson

lundi 14 novembre 2011

Island d’Athol Fugard : l’imaginaire à l’assaut des barricades

Island est une pièce écrite en 1970 par trois auteurs sud-africains que sont Athol Fugard, John Kani et Winston Ntshona sur la vie à Robben Island, l’île prison célèbre pour avoir accueilli Mandela. Pénitencier cerné par l’océan et régenté par des geôliers sans cœur. Au cœur de cet enfer, pourtant, la liberté est possible grâce à la parole et au jeu. C’est ce paradoxe que Hassane Kouyaté met en scène avec brio. Entre humour et émotion, Island est une méditation sur la capacité de l’homme à résister par tous les moyens. Par le théâtre, particulièrement.
La pièce s’ouvre sur une scène dépouillée, un petit rectangle dans lequel sont posés un seau et des couvre-pieds figure une cellule de prison, tout alentour le sable. Là, deux hommes, John (Habib Dembélé) et Wilson (Dani Kouyaté), deux bagnards en kaki dont la vie est réduite aux pénibles corvées le jour et à l’immense solitude qu’amène la nuit. Un ordinaire merdique qui normalement désagrège les vies les plus solides au fil des jours et disperse l’humanité aux vents maritimes. Mais ces deux bagnards-là se sont souvenu que l’homme est un roseau pensant, qu’il plie sous l’adversité mais il ne rompt pas s’il recourt à son imaginaire. Ainsi le roublard John et le balourd Wilson, comme Shéhérazade prolongeant chaque soir sa vie par ses contes de mille et une nuits, tissent, par le jeu et la parole, un fil entre la prison et New Brighton, la ville où vivent leurs familles ; grâce à leur imagination, ils entendent les voix des personnes aimées et quittées, les amis, les épouses et les enfants ! Comment ? A tour de rôle, un prisonnier se saisit d’un objet, en fait un téléphone et lance un appel longue distance et simule une conversation avec la famille et les amis. Quand John, une tasse collée à l’oreille comme un téléphone appelle leur famille, l’émotion dégouline de la scène dans le public telle un trop plein de confiture débordant de son pot. A ce rituel qui implose les barreaux de la prison, se greffe la préparation de la pièce de théâtre, Antigone, que Wilson et John doivent présenter dans une semaine à la fête de la prison. Spectacle dont l’élaboration est un sujet de perpétuel désaccord entre ce tandem si mal assorti : à voir le filiforme John et l’épais John, on pense aux tandems mythiques tels Laurel et Hardy ou George et Lennie du roman de John Steinbeck, Des souris et des hommes de Steinbeck. Mais le tandem n’est pas figé car si au début Wilson paraît une montagne de muscle avec un cerveau gros comme un petit pois et que John fait le rusé, par moments, il y a une inversion de rôle et c’est Wilson qui prend le dessus et mène la danse. Et la réussite de ce spectacle tient en effet à ce perpétuel vacillement du registre, entre comique et tragique, à cette instabilité des caractères et surtout le grand jeu des comédiens. Habib Dembélé a un jeu tout en nuance et en multiples variations sur l’échelle des émotions. Il a une telle capacité de passer d’un sentiment à son extrême opposé, d’un rire grossier à un sanglot étouffé en un cillement, un jeu qui s’apparente par sa fulgurance au spectacle de la foudre : un vif éclair qui illumine tout suivi d’un grand fracas qui secoue le monde et un calme plat : une furtive inscription dans le ciel mais qui demeure longtemps dans la rétine du spectateur. Ainsi en va-t-il du jeu d’Habib Dembélé. Quant au jeu de Hassane Kouyaté, lui monte doucement en puissance avant d’éclater en gerbes à la fin. Comme goupillé comme un artificier chinois. Une alchimie qui donne une grande complicité sur scène et laisse deviner une véritable complicité dans la vie des deux comédiens. D’ailleurs Island est la preuve que la vie et le théâtre ne sont pas antinomique, ils se nourrissent l’un de l’autre et le théâtre permet de rendre mieux compte de la vie. En effet, Island est née du vécu des comédiens de la troupe de Fugard qui ont été embastillés à Robben Island et c’est une pièce qui veut témoigner de l’enfer de l’Apartheid. De sorte que cette pièce est avant tout une réflexion sur le théâtre et sur sa capacité à parler plus justement de ma vie, parce que l’art transforme l’expérience individuelle en archétype. Le théâtre d’Antigone s’inscrit en abîme dans le théâtre. En effet, quand Wilson rechigne à jouer le procès d’Antigone sous le prétexte que lui aussi a été condamné par un juge à la suite d’un procès et que son expérience est plus éloquent parce que vrai, il oublie qu’Antigone contient et excède sa propre expérience parce que ce texte parle pour tous du cornélien choix entre la Loi et le Devoir. Entre l’obéissance au diktat du groupe et à l’injonction du devoir qui incombe à l’individu. Par-delà le bien et le mal, Antigone dans ce contexte d’Island n’est plus la rébellion d’une fille contre son oncle, ici le texte de Sophocle justifie amplement que des hommes s’opposent à un Etat ségrégationniste et raciste au nom du droit de tous les hommes à la liberté et à l’égalité. Le théâtre est donc une arme miraculeuse et il est possible de le faire partout, même dans la captivité. Il suffit d’un homme ou deux pour que le prodigue théâtral surgisse. Avec des cordes pour faire une perruque, des clous pour un collier et deux demi-noix de coco pour transformer Wilson en la belle Antigone ; des fourchettes sur un cerceau, un couronne sur John et il est Créon, le roi de Thèbes. Et voilà la flamme de la liberté qui naît et dissipe les ténèbres. L’un des mérites de la mise en scène de Hassane Kouyaté est d’avoir respecté l’esprit de ce texte. De ne l’avoir pas encombré d’une scénographie lourde et d’avoir fait surgir la flamme de ce texte à partir de petits riens. Comme le bon campeur fait le feu du bivouac en frottant deux silex sur une ouate de coton! En somme, utiliser un théâtre pauvre pour dire la difficile et grandiose condition humaine. Chapeau bas !
Saïdou Alcény Barry